Ne me parlez pas de mon mémoire

Il était d'ordinaire souriant et enthousiaste, et malgré toute l'ironie dont il était capable, il donnait presque l'image de quelqu'un en paix avec lui-même. Sauf quand on avait la fâcheuse idée de lui parler de son mémoire.

Car même après toutes ces années depuis la dernière fois où il s'était installé pour travailler à ce maudit chapitre qui ne menait décidément nulle part, il se considérait encore secrètement "en rédaction". Même s'il n'y croyait plus lui-même, se dire malgré tout toujours "en rédaction" lui permettait de ne pas s'avouer l'échec personnel, de reporter indéfiniment, et confortablement, l'abandon définitif. Il aurait voulu encore croire à cette carrière de chercheur, sommité inconnue du grand public mais néanmoins incontournable dans ce domaine hyperspécialisé qui aurait été le sien, participant à des colloques à Stockholm ou Melbourne et débattant sans répit avec ses collègues lors du dîner officiel qui auraient suivi sa conférence. Il passait autrefois des soirées entières à la bibliothèque à divaguer ainsi devant l'écran figé sur ce même chapitre qu'il n'avait jamais pu terminer. Il regrettait aujourd'hui n'avoir plus ni le temps ni la naïveté d'imaginer cette vie qui aurait pu être la sienne, vie parallèle presque définitivement évanouie, auquel seul ce fil ténu du mémoire inachevé le rattachait maintenant. Lui poser des questions sur son mémoire, c'était menacer de couper cette dernière amarre qui lui permettait de s'accrocher encore à ce rêve.

Vinyle appliqué sur t-shirt de marque Blank.